Un costume-cravate, des lunettes d’écaille et un canotier de paille. C’est par cette panoplie a priori bien ordinaire qu’Harold Lloyd a imposé sa silhouette comique dans le cinéma muet des années 20. Charlie Chaplin était le vagabond à la démarche de canard. Buster Keaton était l’homme au visage impassible ne décrochant jamais un sourire. Harold Lloyd fut tout simplement l’Américain moyen. C’était tout. Mais c’était beaucoup ! Il fut le reflet de ces millions de spectateurs qui ont aimé se regarder à travers le prisme de sa gaucherie et de son héroïsme mêlés.
Il a tellement collé à son temps, à cette Amérique en plein essor, en train d’entrer dans le monde moderne et de se construire des gratte-ciel toujours plus hauts, de se développer un capitalisme toujours plus forcené, qu’il en a fini par être un peu oublié. Mais les cinéphiles n’en finissent pas de redécouvrir les trésors d’invention et d’humour de ce comique bourré d’énergie. Harold Lloyd, c’est un concentré de cascades à lui tout seul, un garçon capable de soulever des montagnes... mais sans s’en rendre compte. Et c’est là le point essentiel. Il ne joue jamais les hommes forts ni les héros courageux. Il le devient, fort ou courageux, poussé par les situations : pour sauver celle qu’il aime d’un mariage avec un affreux coureur de dot, par exemple, ou pour protéger un vieil ami de l’avidité d’hommes d’affaires véreux. Dans ces moments-là, le personnage jusqu’à présent terne et effacé devient capable de mille contorsions et de tous les efforts de ruse possibles. Avec une préférence pour enchaîner les moyens de locomotion les plus improbables au fil de courses-poursuites mémorables, parmi les plus poussées du burlesque muet. A pieds, à cheval ou en voiture : l’expression semble avoir été inventée pour lui.
Qui fut-il ? Né en 1893, disparu en 1971, il décide très vite d’aller tenter sa chance comme figurant à Hollywood. Il côtoie les plus grands maîtres de l’humour de l’époque (Hal Roach, Mack Sennett) et invente un personnage qui va le rendre populaire : Lonesome Luke (Luke le Solitaire). Ce dernier est le héros d’une foule de mini-films entre 1915 et 1917. Un nouvel héros voit ensuite le jour. Son nom ? « Lui ». Ou Harold, parce qu’il est le miroir de son interprète et du public en général. En 1921, Harold Lloyd abandonne les films d’une, deux ou trois bobines et tourne son premier long métrage, Marin malgré lui. C’est le début d’une période riche en perles : Le Talisman de grand-mère, Monte là-dessus (sa comédie la plus célèbre, notamment grâce à la longue séquence finale dans laquelle il escalade un building de sept étages et se retrouve accroché aux aiguilles d’une horloge), Faut pas s’en faire, Girl Shy, Vive le sport ! et Speedy. Hélas, l’arrivée du cinéma parlant rend quelque peu obsolète son abattage comique basé non pas sur la répartie des dialogues mais sur une inventivité visuelle débridée. Il tourne encore plusieurs films et prend sa retraite à l’aube des années 50.
Son influence ne se stoppe pas pour autant : la comédie loufoque des années 60 doit beaucoup à sa vitalité, et le comique casse-cou Jackie Chan ne cache pas sa passion pour ce pionnier dont les films semblent toujours plus drôles, toujours plus vifs et toujours plus surprenants à chaque nouvelle vision.